Ces
pages ont paru dans L'Aurore, le 13 janvier 1898. Ce qu'on ignore, c'est
qu'elles furent d'abord imprimées en une brochure, comme les deux lettres
précédentes. Au moment de mettre cette brochure en vente, la pensée me vint de
donner à ma lettre une publicité plus large, plus retentissante, en la publiant
dans un journal. L'Aurore avait déjà pris parti, avec une indépendance, un
courage admirables, et je m'adressai naturellement à elle. Depuis ce jour, ce
journal est devenu pour moi l'asile, la tribune de liberté et de vérité, où
j'ai pu tout dire. J'en ai gardé au directeur, M. Ernest Vaughan, une grande
reconnaissance. - Après la vente de L'Aurore à trois cent mille exemplaires, et
les poursuites judiciaires qui suivirent, la brochure resta même en magasin.
D'ailleurs, au lendemain de l'acte que j'avais résolu et accompli, je croyais
devoir garder le silence, dans l'attente de mon procès et des conséquences que
j'en espérais.
J'ACCUSE
Monsieur le Président,
Me permettez-vous, dans ma gratitude pour le bienveillant accueil que vous
m'avez fait un jour, d'avoir le souci de votre juste gloire et de vous dire que
votre étoile, si heureuse jusqu'ici, est menacée de la plus honteuse, de la
plus ineffaçable des taches?
Vous êtes sorti sain et sauf des basses calomnies, vous avez conquis les
coeurs. Vous apparaissez rayonnant dans l'apothéose de cette fête patriotique
que l'alliance russe a été pour la France, et vous vous préparez à présider au
solennel triomphe de notre Exposition Universelle, qui couronnera notre grand
siècle de travail, de vérité et de liberté. Mais quelle tache de boue sur votre
nom - j'allais dire sur votre règne - que cette abominable affaire Dreyfus! Un
conseil de guerre vient, par ordre, d'oser acquitter un Esterhazy, soufflet
suprême à toute vérité, à toute justice. Et c'est fini, la France a sur la joue
cette souillure, l'histoire écrira que c'est sous votre présidence qu'un tel
crime social a pu être commis.
Puisqu'ils ont osé, j'oserai aussi, moi. La vérité, je la dirai, car j'ai
promis de la dire, si la justice, régulièrement saisie, ne la faisait pas,
pleine et entière. Mon devoir est de parler, je ne veux pas être complice. Mes
nuits seraient hantées par le spectre de l'innocent qui expie là-bas, dans la
plus affreuse des tortures, un crime qu'il n'a pas commis.
Et c'est à vous, monsieur le Président, que je la crierai, cette vérité, de
toute la force de ma révolte d'honnête homme. Pour votre honneur, je suis
convaincu que vous l'ignorez. Et à qui donc dénoncerai-je la tourbe malfaisante
des vrais coupables, si ce n'est à vous, le premier magistrat du pays?
La vérité d'abord sur le procès et sur la condamnation de Dreyfus.
Un homme néfaste a tout mené, a tout fait, c'est le lieutenant-colonel du
Paty de Clam, alors simple commandant. Il est l'affaire Dreyfus tout entière;
on ne la connaîtra que lorsqu'une enquête loyale aura établi nettement ses
actes et ses responsabilités. Il apparaît comme l'esprit le plus fumeux, le
plus compliqué, hanté d'intrigues romanesques, se complaisant aux moyens des
romans-feuilletons, les papiers volés, les lettres anonymes, les rendez-vous
dans les endroits déserts, les femmes mystérieuses qui colportent, de nuit, des
preuves accablantes. C'est lui qui imagina de dicter le bordereau à Dreyfus;
c'est lui qui rêva de l'étudier dans une pièce entièrement revêtue de glaces;
c'est lui que le commandant Forzinetti nous représente armé d'une lanterne
sourde, voulant se faire introduire près de l'accusé endormi, pour projeter sur
son visage un brusque flot de lumière et surprendre ainsi son crime, dans
l'émoi du réveil. Et je n'ai pas à tout dire, qu'on cherche, on trouvera. Je
déclare simplement que le commandant du Paty de Clam, chargé d'instruire
l'affaire Dreyfus, comme officier judiciaire, est, dans l'ordre des dates et
des responsabilités, le premier coupable de l'effroyable erreur judiciaire qui
a été commise.
Le bordereau était depuis quelque temps déjà entre les mains du colonel
Sandherr, directeur du bureau des renseignements, mort depuis de paralysie
générale. Des «fuites» avaient lieu, des papiers disparaissaient, comme il en
disparaît aujourd'hui encore; et l'auteur du bordereau était recherché,
lorsqu'un a priori se fit peu à peu
que cet auteur ne pouvait être qu'un officier de l'état-major, et un officier
d'artillerie: double erreur manifeste, qui montre avec quel esprit superficiel
on avait étudié ce bordereau, car un examen raisonné démontre qu'il ne pouvait
s'agir que d'un officier de troupe.
On cherchait donc dans la maison, on examinait les écritures, c'était comme
une affaire de famille, un traître à surprendre dans les bureaux mêmes, pour
l'en expulser. Et, sans que je veuille refaire ici une histoire connue en
partie, le commandant du Paty de Clam entre en scène, dès qu'un premier soupçon
tombe sur Dreyfus. A partir de ce moment, c'est lui qui a inventé Dreyfus,
l'affaire devient son affaire, il se fait fort de confondre le traître, de
l'amener à des aveux complets. Il y a bien le ministre de la Guerre, le général
Mercier, dont l'intelligence semble médiocre; il y a bien le chef de
l'état-major, le général de Boisdeffre, qui paraît avoir cédé à sa passion
cléricale, et le sous-chef de l'état- major, le général Gonse, dont la
conscience a pu s'accommoder de beaucoup de choses. Mais, au fond, il n'y a
d'abord que le commandant du Paty de Clam, qui les mène tous, qui les
hypnotise, car il s'occupe aussi de spiritisme, d'occultisme, il converse avec
les esprits. On ne saurait concevoir les expériences auxquelles il a soumis le
malheureux Dreyfus, les pièges dans lesquels il a voulu le faire tomber, les
enquêtes folles, les imaginations monstrueuses, toute une démence torturante.
Ah! cette première affaire, elle est un cauchemar, pour qui la connaît dans
ses détails vrais! Le commandant du Paty de Clam arrête Dreyfus, le met au
secret. Il court chez madame Dreyfus, la terrorise, lui dit que, si elle parle,
son mari est perdu. Pendant ce temps, le malheureux s'arrachait la chair,
hurlait son innocence. Et l'instruction a été faite ainsi, comme dans une
chronique du XVe siècle, au milieu du mystère, avec une complication
d'expédients farouches, tout cela basé sur une seule charge enfantine, ce
bordereau imbécile, qui n'était pas seulement une trahison vulgaire, qui était
aussi la plus impudente des escroqueries, car les fameux secrets livrés se
trouvaient presque tous sans valeur. Si j'insiste, c'est que l'oeuf est ici,
d'où va sortir plus tard le vrai crime, l'épouvantable déni de justice dont la
France est malade. Je voudrais faire toucher du doigt comment l'erreur
judiciaire a pu être possible, comment elle est née des machinations du
commandant du Paty de Clam, comment le général Mercier, les généraux de
Boisdeffre et Gonse ont pu s'y laisser prendre, engager peu à peu leur responsabilité
dans cette erreur, qu'ils ont cru devoir, plus tard, imposer comme la vérité
sainte, une vérité qui ne se discute même pas. Au début, il n'y a donc, de leur
part, que de l'incurie et de l'inintelligence. Tout au plus, les sent-on céder
aux passions religieuses du milieu et aux préjugés de l'esprit de corps. Ils
ont laissé faire la sottise.
Mais voici Dreyfus devant le conseil de guerre. Le huis clos le plus absolu
est exigé. Un traître aurait ouvert la frontière à l'ennemi pour conduire
l'empereur allemand jusqu'à Notre-Dame, qu'on ne prendrait pas des mesures de
silence et de mystère plus étroites. La nation est frappée de stupeur, on
chuchote des faits terribles, de ces trahisons monstrueuses qui indignent
l'Histoire; et naturellement la nation s'incline. Il n'y a pas de châtiment
assez sévère, elle applaudira à la dégradation publique, elle voudra que le
coupable reste sur son rocher d'infamie, dévoré par le remords. Est-ce donc
vrai, les choses indicibles, les choses dangereuses, capables de mettre
l'Europe en flammes, qu'on a dû enterrer soigneusement derrière ce huis clos?
Non! il n'y a eu, derrière, que les imaginations romanesques et démentes du
commandant du Paty de Clam. Tout cela n'a été fait que pour cacher le plus
saugrenu des romans-feuilletons. Et il suffit, pour s'en assurer, d'étudier
attentivement l'acte d'accusation, lu devant le conseil de guerre.
Ah! le néant de cet acte d'accusation! Qu'un homme ait pu être condamné sur
cet acte, c'est un prodige d'iniquité. Je défie les honnêtes gens de le lire,
sans que leur coeurs bondisse d'indignation et crie leur révolte, en pensant à
l'expiation démesurée, là-bas, à l'île du Diable. Dreyfus sait plusieurs
langues, crime; on n'a trouvé chez lui aucun papier compromettant, crime; il va
parfois dans son pays d'origine, crime; il est laborieux, il a le souci de tout
savoir, crime; il ne se trouble pas, crime; il se trouble, crime. Et les
naïvetés de rédaction, les formelles assertions dans le vide! On nous avait
parlé de quatorze chefs d'accusation: nous n'en trouvons qu'une seule en fin de
compte, celle du bordereau; et nous apprenons même que les experts n'étaient
pas d'accord, qu'un d'eux, M. Gobert, a été bousculé militairement, parce qu'il
se permettait de ne pas conclure dans le sens désiré. On parlait aussi de
vingt-trois officiers qui étaient venus accabler Dreyfus de leurs témoignages.
Nous ignorons encore leurs interrogatoires, mais il est certain que tous ne
l'avaient pas chargé; et il est à remarquer, en outre, que tous appartenaient
aux bureaux de la guerre. C'est un procès de famille, on est là entre soi, et
il faut s'en souvenir: l'état-major a voulu le procès, l'a jugé, et il vient de
le juger une seconde fois.
Donc, il ne restait que le bordereau, sur lequel les experts ne s'étaient
pas entendus. On raconte que, dans la chambre du conseil, les juges allaient
naturellement acquitter. Et, dès lors, comme l'on comprend l'obstination
désespérée avec laquelle, pour justifier la condamnation, on affirme
aujourd'hui l'existence d'une pièce secrète, accablante, la pièce qu'on ne peut
montrer, qui légitime tout, devant laquelle nous devons nous incliner, le bon
Dieu invisible et inconnaissable! Je la nie, cette pièce, je la nie de toute ma
puissance! Une pièce ridicule, oui, peut-être la pièce où il est question de
petites femmes, et où il est parlé d'un certain D... qui devient trop exigeant:
quelque mari sans doute trouvant qu'on ne lui payait pas sa femme assez cher.
Mais une pièce intéressant la défense nationale, qu'on ne saurait produire sans
que la guerre fût déclarée demain, non, non! C'est un mensonge! et cela est
d'autant plus odieux et cynique qu'ils mentent impunément sans qu'on puisse les
en convaincre. Ils ameutent la France, ils se cachent derrière sa légitime
émotion, ils ferment les bouches en troublant les coeurs, en pervertissant les
esprits. Je ne connais pas de plus grand crime civique.
Voilà donc, monsieur le Président, les faits qui expliquent comment une
erreur judiciaire a pu être commise; et les preuves morales, la situation de
fortune de Dreyfus, l'absence de motifs, son continuel cri d'innocence,
achèvent de le montrer comme une victime des extraordinaires imaginations du
commandant du Paty de Clam, du milieu clérical où il se trouvait, de la chasse
aux «sales juifs», qui déshonore notre époque.
Et nous arrivons à l'affaire Esterhazy. Trois ans se sont passés, beaucoup
de consciences restent troublées profondément, s'inquiètent, cherchent,
finissent par se convaincre de l'innocence de Dreyfus.
Je ne ferai pas l'historique des doutes, puis de la conviction de M.
Scheurer-Kestner. Mais, pendant qu'il fouillait de son côté, il se passait des
faits graves à l'état-major même. Le colonel Sandherr était mort, et le
lieutenant-colonel Picquart lui avait succédé comme chef du bureau des
renseignements. Et c'est à ce titre, dans l'exercice de ses fonctions, que ce
dernier eut un jour entre les mains une lettre-télégramme, adressée au
commandant Esterhazy, par un agent d'une puissance étrangère. Son devoir strict
était d'ouvrir une enquête. La certitude est qu'il n'a jamais agi en dehors de
la volonté de ses supérieurs. Il soumit donc ses soupçons à ses supérieurs
hiérarchiques, le général Gonse, puis le général de Boisdeffre, puis le général
Billot, qui avait succédé au général Mercier comme ministre de la Guerre. Le
fameux dossier Picquart, dont il a été tant parlé, n'a jamais été que le
dossier Billot, j'entends le dossier fait par un subordonné pour son ministre,
le dossier qui doit exister encore au ministère de la Guerre. Les recherches
durèrent de mai à septembre 1896, et ce qu'il faut affirmer bien haut, c'est
que le général Gonse était convaincu de la culpabilité d'Esterhazy, c'est que
le général de Boisdeffre et le général Billot ne mettaient pas en doute que le
bordereau ne fût de l'écriture d'Esterhazy. L'enquête du lieutenant-colonel
Picquart avait abouti à cette constatation certaine. Mais l'émoi était grand,
car la condamnation d'Esterhazy entraînait inévitablement la révision du procès
Dreyfus; et c'était ce que l'état-major ne voulait à aucun prix.
Il dut y avoir là une minute psychologique pleine d'angoisse. Remarquez que
le général Billot n'était compromis dans rien, il arrivait tout frais, il
pouvait faire la vérité. Il n'osa pas, dans la terreur sans doute de l'opinion
publique, certainement aussi dans la crainte de livrer tout l'état- major, le
général de Boisdeffre, le général Gonse, sans compter les sous-ordres. Puis, ce
ne fut là qu'une minute de combat entre sa conscience et ce qu'il croyait être
l'intérêt militaire. Quand cette minute fut passée, il était déjà trop tard. Il
s'était engagé, il était compromis. Et, depuis lors, sa responsabilité n'a fait
que grandir, il a pris à sa charge le crime des autres, il est aussi coupable
que les autres, il est plus coupable qu'eux, car il a été le maître de faire
justice, et il n'a rien fait. Comprenez-vous cela! Voici un an que le général
Billot, que les généraux de Boisdeffre et Gonse savent que Dreyfus est
innocent, et ils ont gardé pour eux cette effroyable chose! Et ces gens-là
dorment, et ils ont des femmes et des enfants qu'ils aiment!
Le lieutenant-colonel Picquart avait rempli son devoir d'honnête homme. Il
insistait auprès de ses supérieurs, au nom de la justice. Il les suppliait
même, il leur disait combien leurs délais étaient impolitiques, devant le
terrible orage qui s'amoncelait, qui devait éclater, lorsque la vérité serait
connue. Ce fut, plus tard, le langage que M. Scheurer- Kestner tint également
au général Billot, l'adjurant par patriotisme de prendre en main l'affaire, de
ne pas la laisser s'aggraver, au point de devenir un désastre public. Non! Le
crime était commis, l'état-major ne pouvait plus avouer son crime. Et le
lieutenant-colonel Picquart fut envoyé en mission, on l'éloigna de plus en plus
loin, jusqu'en Tunisie, où l'on voulut même un jour honorer sa bravoure, en le
chargeant d'une mission qui l'aurait sûrement fait massacrer, dans les parages
où le marquis de Morès a trouvé la mort. Il n'était pas en disgrâce, le général
Gonse entretenait avec lui une correspondance amicale. Seulement, il est des
secrets qu'il ne fait pas bon d'avoir surpris.
A Paris, la vérité marchait, irrésistible, et l'on sait de quelle façon
l'orage attendu éclata. M. Mathieu Dreyfus dénonça le commandant Esterhazy
comme le véritable auteur du bordereau, au moment où M. Scheurer-Kestner allait
déposer, entre les mains du garde des Sceaux, une demande en révision du
procès. Et c'est ici que le commandant Esterhazy paraît. Des témoignages le
montrent d'abord affolé, prêt au suicide ou à la fuite. Puis, tout d'un coup,
il paye d'audace, il étonne Paris par la violence de son attitude. C'est que du
secours lui était venu, il avait reçu une lettre anonyme l'avertissant des
menées de ses ennemis, une dame mystérieuse s'était même dérangée de nuit pour
lui remettre une pièce volée à l'état-major, qui devait le sauver. Et je ne
puis m'empêcher de retrouver là le lieutenant-colonel du Paty de Clam, en
reconnaissant les expédients de son imagination fertile. Son oeuvre, la culpabilité
de Dreyfus, était en péril, et il a voulu sûrement défendre son oeuvre. La
révision du procès, mais c'était l'écroulement du roman- feuilleton si
extravagant, si tragique, dont le dénouement abominable a lieu à l'île du
Diable! C'est ce qu'il ne pouvait permettre. Dès lors, le duel va avoir lieu
entre le lieutenant-colonel Picquart et le lieutenant-colonel du Paty de Clam,
l'un le visage découvert, l'autre masqué. on les retrouvera prochainement tous
deux devant la justice civile. Au fond, c'est toujours l'état-major qui se
défend, qui ne veut pas avouer son crime, dont l'abomination grandit d'heure en
heure.
On s'est demandé avec stupeur quels étaient les protecteurs du commandant
Esterhazy. C'est d'abord, dans l'ombre, le lieutenant-colonel du Paty de Clam
qui a tout machiné, qui a tout conduit. Sa main se trahit aux moyens saugrenus.
Puis, c'est le général de Boisdeffre, c'est le général Gonse, c'est le général
Billot lui-même, qui sont bien obligés de faire acquitter le commandant,
puisqu'ils ne peuvent laisser reconnaître l'innocence de Dreyfus, sans que les
bureaux de la guerre croulent dans le mépris public. Et le beau résultat de
cette situation prodigieuse est que l'honnête homme, là- dedans, le
lieutenant-colonel Picquart, qui seul a fait son devoir, va être la victime,
celui qu'on bafouera et qu'on punira. ^O justice, quelle affreuse désespérance
serre le coeur! On va jusqu'à dire que c'est lui le faussaire, qu'il a fabriqué
la carte-télégramme pour perdre Esterhazy. Mais, grand Dieu! pourquoi? dans
quel but? donnez un motif. Est-ce que celui-là aussi est payé par les juifs? Le
joli de l'histoire est qu'il était justement antisémite. Oui! nous assistons à
ce spectacle infâme, des hommes perdus de dettes et de crimes dont on proclame
l'innocence, tandis qu'on frappe l'honneur même, un homme à la vie sans tache!
Quand une société en est là, elle tombe en décomposition.
Voilà donc, monsieur le Président, l'affaire Esterhazy: un coupable qu'il
s'agissait d'innocenter. Depuis bientôt deux mois, nous pouvons suivre heure
par heure la belle besogne. J'abrège, car ce n'est ici, en gros, que le résumé
de l'histoire dont les brûlantes pages seront un jour écrites tout au long. Et
nous avons donc vu le général de Pellieux, puis le commandant Ravary, conduire
une enquête scélérate d'où les coquins sortent transfigurés et les honnêtes
gens salis. Puis, on a convoqué le conseil de guerre.
Comment a-t-on pu espérer qu'un conseil de guerre déferait ce qu'un conseil
de guerre avait fait?
Je ne parle même pas du choix toujours possible des juges. L'idée
supérieure de discipline, qui est dans le sang de ces soldats, ne suffit-elle à
infirmer leur pouvoir d'équité? Qui dit discipline dit obéissance. Lorsque le
ministre de la Guerre, le grand chef, a établi publiquement, aux acclamations
de la représentation nationale, l'autorité de la chose jugée, vous voulez qu'un
conseil de guerre lui donne un formel démenti? Hiérarchiquement, cela est
impossible. Le général Billot a suggestionné les juges par sa déclaration, et
ils ont jugé comme ils doivent aller au feu, sans raisonner. L'opinion
préconçue qu'ils ont apportée sur leur siège, est évidemment celle-ci: «Dreyfus
a été condamné pour crime de trahison par un conseil de guerre, il est donc
coupable; et nous, conseil de guerre, nous ne pouvons le déclarer innocent; or
nous savons que reconnaître la culpabilité d'Esterhazy, ce serait proclamer
l'innocence de Dreyfus.» Rien ne pouvait les faire sortir de là.
Ils ont rendu une sentence inique, qui à jamais pèsera sur nos conseils de
guerre, qui entachera désormais de suspicion tous leurs arrêts. Le premier
conseil de guerre a pu être inintelligent, le second est forcément criminel.
Son excuse, je le répète, est que le chef suprême avait parlé, déclarant la
chose jugée inattaquable, sainte et supérieure aux hommes, de sorte que des
inférieurs ne pouvaient dire le contraire. On nous parle de l'honneur de
l'armée, on veut que nous l'aimions, la respections. Ah! certes, oui, l'armée
qui se lèverait à la première menace, qui défendrait la terre française, elle
est tout le peuple, et nous n'avons pour elle que tendresse et respect. Mais il
ne s'agit pas d'elle, dont nous voulons justement la dignité, dans notre besoin
de justice. Il s'agit du sabre, le maître qu'on nous donnera demain peut-être.
Et baiser dévotement la poignée du sabre, le dieu, non!
Je l'ai démontré d'autre part: l'affaire Dreyfus était l'affaire des
bureaux de la guerre, un officier de l'état- major, dénoncé par ses camarades
de l'état-major, condamné sous la pression des chefs de l'état-major. Encore
une fois, il ne peut revenir innocent sans que tout l'état-major soit coupable.
Aussi les bureaux, par tous les moyens imaginables, par des campagnes de
presse, par des communications, par des influences, n'ont-ils couvert Esterhazy
que pour perdre une seconde fois Dreyfus. Quel coup de balai le gouvernement
républicain devrait donner dans cette jésuitière, ainsi que les appelle le
général Billot lui-même ! Où est-il, le ministère vraiment fort et d'un
patriotisme sage, qui osera tout y refondre et tout y renouveler? Que de gens
je connais qui, devant une guerre possible, tremblent d'angoisse, en sachant
dans quelles mains est la défense nationale! Et quel nid de basses intrigues,
de commérages et de dilapidations, est devenu cet asile sacré, où se décide le
sort de la patrie! On s'épouvante devant le jour terrible que vient d'y jeter
l'affaire Dreyfus, ce sacrifice humain d'un malheureux, d'un «sale juif»! Ah!
tout ce qui s'est agité là de démence et de sottise, des imaginations folles,
des pratiques de basse police, des moeurs d'inquisition et de tyrannie, le bon
plaisir de quelques galonnés mettant leurs bottes sur la nation, lui rentrant
dans la gorge son cri de vérité et de justice, sous le prétexte menteur et sacrilège
de la raison d'État!
Et c'est un crime encore que de s'être appuyé sur la presse immonde, que de
s'être laissé défendre par toute la fripouille de Paris, de sorte que voilà la
fripouille qui triomphe insolemment, dans la défaite du droit et de la simple
probité. C'est un crime d'avoir accusé de troubler la France ceux qui la
veulent généreuse, à la tête des nations libres et justes, lorsqu'on ourdit
soi-même l'impudent complot d'imposer l'erreur, devant le monde entier. C'est
un crime d'égarer l'opinion, d'utiliser pour une besogne de mort cette opinion
qu'on a pervertie jusqu'à la faire délirer. C'est un crime d'empoisonner les
petits et les humbles, d'exaspérer les passions de réaction et d'intolérance,
en s'abritant derrière l'odieux antisémitisme, dont la grande France libérale
des droits de l'homme mourra, si elle n'en est pas guérie. C'est un crime que
d'exploiter le patriotisme pour des oeuvres de haine, et c'est un crime, enfin,
que de faire du sabre le dieu moderne, lorsque toute la science humaine est au
travail pour l'oeuvre prochaine de vérité et de justice.
Cette vérité, cette justice, que nous avons si passionnément voulues,
quelle détresse à les voir ainsi souffletées, plus méconnues et plus
obscurcies! Je me doute de l'écroulement qui doit avoir lieu dans l'âme de M.
Scheurer-Kestner, et je crois bien qu'il finira par éprouver un remords, celui
de n'avoir pas agi révolutionnairement, le jour de l'interpellation au Sénat,
en lâchant tout le paquet, pour tout jeter à bas. Il a été le grand honnête
homme, l'homme de sa vie loyale, il a cru que la vérité se suffisait à elle-
même, surtout lorsqu'elle lui apparaissait éclatante comme le plein jour. A
quoi bon tout bouleverser, puisque bientôt le soleil allait luire? Et c'est de
cette sérénité confiante dont il est si cruellement puni. De même pour le
lieutenant- colonel Picquart, qui, par un sentiment de haute dignité, n'a pas
voulu publier les lettres du général Gonse. Ces scrupules l'honorent d'autant
plus que, pendant qu'il restait respectueux de la discipline, ses supérieurs le
faisaient couvrir de boue, instruisaient eux-mêmes son procès, de la façon la
plus inattendue et la plus outrageante. Il y a deux victimes, deux braves gens,
deux coeurs simples, qui ont laissé faire Dieu, tandis que le diable agissait.
Et l'on a même vu, pour le lieutenant-colonel Picquart, cette chose ignoble: un
tribunal français, après avoir laissé le rapporteur charger publiquement un
témoin, l'accuser de toutes les fautes, a fait le huis clos, lorsque ce témoin
a été introduit pour s'expliquer et se défendre. Je dis que ceci est un crime
de plus et que ce crime soulèvera la conscience universelle. Décidément, les
tribunaux militaires se font une singulière idée de la justice.
Telle est donc la simple vérité, monsieur le Président, et elle est
effroyable, elle restera pour votre présidence une souillure. Je me doute bien
que vous n'avez aucun pouvoir en cette affaire, que vous êtes le prisonnier de
la Constitution et de votre entourage. Vous n'en avez pas moins un devoir
d'homme, auquel vous songerez, et que vous remplirez. Ce n'est pas, d'ailleurs,
que je désespère le moins du monde du triomphe. Je le répète avec une certitude
plus véhémente: la vérité est en marche et rien ne l'arrêtera. C'est
d'aujourd'hui seulement que l'affaire commence, puisque aujourd'hui seulement
les positions sont nettes: d'une part, les coupables qui ne veulent pas que la
lumière se fasse; de l'autre, les justiciers qui donneront leur vie pour
qu'elle soit faite. Je l'ai dit ailleurs, et je le répète ici: quand on enferme
la vérité sous terre, elle s'y amasse, elle y prend une force telle
d'explosion, que, le jour où elle éclate, elle fait tout sauter avec elle. on
verra bien si l'on ne vient pas de préparer, pour plus tard, le plus retentissant
des désastres.
Mais cette lettre est longue, monsieur le Président, et il est temps de
conclure.
J'accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d'avoir été l'ouvrier
diabolique de l'erreur judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et
d'avoir ensuite défendu son oeuvre néfaste, depuis trois ans, par les
machinations les plus saugrenues et les plus coupables.
J'accuse le général Mercier de s'être rendu complice, tout au moins par
faiblesse d'esprit, d'une des plus grandes iniquités du siècle.
J'accuse le général Billot d'avoir eu entre les mains les preuves certaines
de l'innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées, de s'être rendu coupable
de ce crime de lèse- humanité et de lèse-justice, dans un but politique et pour
sauver l'état-major compromis.
J'accuse le général de Boisdeffre et le général Gonse de s'être rendus
complices du même crime, l'un sans doute par passion cléricale, l'autre
peut-être par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la guerre l'arche
sainte, inattaquable.
J'accuse le général de Pellieux et le commandant Ravary d'avoir fait une
enquête scélérate, j'entends par là une enquête de la plus monstrueuse
partialité, dont nous avons, dans le rapport du second, un impérissable
monument de naïve audace.
J'accuse les trois experts en écritures, les sieurs Belhomme, Varinard et
Couard, d'avoir fait des rapports mensongers et frauduleux, à moins qu'un
examen médical ne les déclare atteints d'une maladie de la vue et du jugement.
J'accuse les bureaux de la guerre d'avoir mené dans la presse,
particulièrement dans L'Éclair et
dans L'Écho de Paris, une campagne
abominable, pour égarer l'opinion et couvrir leur faute.
J'accuse enfin le premier conseil de guerre d'avoir violé le droit, en
condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j'accuse le second
conseil de guerre d'avoir couvert cette illégalité, par ordre, en commettant à
son tour le crime juridique d'acquitter sciemment un coupable.
En portant ces accusations, je n'ignore pas que je me mets sous le coup des
articles 3O et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les
délits de diffamation. Et c'est volontairement que je m'expose.
Quant aux gens que j'accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais
vus, je n'ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des
entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l'acte que j'accomplis ici
n'est qu'un moyen révolutionnaire pour hâter l'explosion de la vérité et de la
justice.
Je n'ai qu'une passion, celle de la lumière, au nom de l'humanité qui a
tant souffert et q u a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n'est que le
cri de mon âme. Qu'on ose donc me traduire en cour d'assises et que l'enquête
ait lieu au grand jour!
J'attends.
Veuillez agréer, monsieur le Président, l'assurance de mon profond respect.